Mia Jean JULIEN
Pierre Carl Henry VITAL
29 Apr
29Apr

En Haïti, la communication publique fait face à un enchevêtrement de défis profondément enracinés dans la réalité linguistique, culturelle, technologique et socio-économique du pays. La cohabitation du créole haïtien et du français, l'accès limité aux infrastructures médiatiques, les disparités éducatives, et la pluralité des systèmes de croyances complexifient considérablement la transmission des messages à grande échelle. Cet article se propose d'examiner ces défis sous un angle interdisciplinaire, en explorant les obstacles structurels et symboliques à la communication. Dans un premier temps, nous analyserons la diversité linguistique et la diglossie comme facteurs clés de la fragmentation de l'information. Ensuite, nous nous pencherons sur les contraintes d’accès aux médias et à l’information en tant qu'obstacles structurels majeurs. Puis, nous décrypterons comment les divergences culturelles influencent la réceptivité des messages. Enfin, nous esquisserons des pistes concrètes pour une communication harmonisée, conciliant message, canal et réceptivité, afin de transformer ces défis en leviers d'une communication plus efficace et inclusive.

Diversité linguistique et diglossie en Haïti

En Haïti, deux langues officielles définissent les rapports sociaux et institutionnels, le créole haïtien, langue maternelle de 100 % des 11,8 millions d’habitants du pays, et le français, maîtrisé par environ 40 % de la population (Vincent, 2024), principalement dans les sphères administratives, éducatives et économiques. Cette dualité, héritage direct de la période coloniale, installe une diglossie : le créole règne dans la vie quotidienne tandis que le français demeure la porte d’entrée vers l’école, la fonction publique et les médias « officiels ». Pourtant, seuls 5 à 10 % des Haïtiens sont véritablement bilingues, capables de passer sans difficulté d’une langue à l’autre à l’oral comme à l’écrit (UNESCO, 2022). Conséquence : un fossé d’accès à l’information se creuse entre ceux qui comprennent pleinement les messages officiels en français et ceux dont l’usage reste limité.

Comment réduire cette fracture ? Il conviendrait de rédiger les campagnes d’intérêt général – santé, civisme, alertes météorologiques, etc. – d’abord en créole, puis d’ajouter une version simplifiée en français ou une liste de traductions. Sur le terrain, la diffusion via la radio de proximité et les SMS en créole pourrait garantir une couverture quasi intégrale, tandis que le français, enrichi de visuels, viserait à toucher les milieux urbains. Enfin, la formation d’enseignants, d’agents de santé et d’animateurs locaux permettrait d’ajuster le message au public et de créer un dialogue réellement inclusif.

Contraintes d’accès aux médias et à l’information : un obstacle structurel à la communication en Haïti

L’accès équitable à l’information demeure un défi majeur en Haïti. Le taux de pénétration d’Internet reste faible, surtout dans les milieux ruraux. Selon l’Union Internationale des Télécommunications (2023), seulement 40 % de la population accède régulièrement à Internet. L’électricité intermittente, le coût des données mobiles et l'instabilité du réseau limitent l’usage des canaux numériques.Les médias traditionnels sont eux aussi inégalement accessibles. La télévision dépend de l’électricité, la presse écrite touche essentiellement les urbains lettrés. Or, selon l’UNESCO (2022), près de 39 % des adultes haïtiens sont en situation d’analphabétisme fonctionnel.Dans ce contexte, la radio reste le média le plus écouté. Sa tradition orale forte, sa couverture étendue et sa proximité culturelle en font un outil essentiel. Toutefois, ces stations fonctionnent souvent avec des moyens limités et une dépendance à des financements externes. Lors de catastrophes naturelles ou de crises politiques, les infrastructures de communication sont souvent paralysées, rendant l’accès à l’information encore plus précaire.

Les divergences culturelles : un défi pour la réceptivité des messages

En Haïti, la diversité culturelle est très marquée. Différentes croyances religieuses et traditions coexistent : le vodou, le protestantisme, le catholicisme et d’autres formes de spiritualité. Ces univers influencent la manière dont les gens reçoivent et interprètent les messages. Ce qui semble clair pour un émetteur formé peut être incompris, rejeté ou réinterprété selon des cadres de croyance locaux.Comme l’explique Léonard Étienne (2021), les messages entrent souvent en conflit avec les référents spirituels ou symboliques des populations locales, ce qui les rend inopérants, voire suspects. Ce type de dissonance cognitive constitue un frein majeur à la réceptivité des messages. Cela crée une méfiance envers la communication officielle, surtout en période de crise. Par exemple, certains croient que les catastrophes sont causées par la colère de Dieu ou par la sorcellerie, ce qui peut freiner les réactions préventives.

Jürgen Habermas insiste sur l’idée que la communication efficace repose sur un consensus rationnel à travers « la reconnaissance réciproque de la validité des prétentions, ce qui présuppose l’ouverture aux rationalités culturelles diverses » (1984, p. 110). Autrement dit, un message ne peut être bien reçu que s’il respecte la manière dont l’autre comprend le monde.Pierre Deshommes (2019) parle « d’intermédiation culturelle ». Pour lui, les messages devraient passer par des personnes de confiance. Des médiateurs qui « traduisent » le message dans un langage symbolique que la communauté peut comprendre. Selon lui, « les agents religieux, les bokò, les maîtres de section et les leaders communautaires sont les médiateurs naturels du sens dans les milieux populaires ; les ignorer revient à créer un bruit culturel empêchant toute compréhension » (p. 78).Par ailleurs, il existe souvent un malentendu entre les émetteurs et les récepteurs. 

Les communicateurs voient parfois les croyances locales comme des obstacles, tandis que la population se sent méprisée. Cette situation que Gaël Saint-Fleur (2022) appelle « clivage dialogique », crée « un dialogue de sourds, où chacun parle, mais personne ne s’écoute vraiment » (p.33). D’où l’échec fréquent des campagnes de sensibilisation. Pour une communication efficace en Haïti, il faut donc prendre au sérieux les cultures locales, écouter leurs codes et construire des messages en dialogue avec elles.

Vers une communication harmonisée : pistes concrètes pour concilier message, canal et réceptivité

Pour qu’un message atteigne son public de manière efficace, il ne suffit pas de le transmettre : encore faut-il qu’il circule par les bons canaux, qu’il soit compris dans la langue du récepteur et qu’il résonne avec ses cadres culturels. En Haïti, cela implique une médiation linguistique, technologique et culturelle.

1. Traduction multidimensionnelle

Traduire, ce n’est pas simplement passer du français au créole. Il s’agit de reformuler les messages selon les réalités symboliques et les savoirs locaux. Le PNUD (2023) insiste sur « la transformation numérique comme levier d’un service public plus inclusif », ce qui implique aussi une meilleure prise en compte des rationalités locales dans le contenu des messages.

2. Multiplication des canaux de diffusion

Pour garantir l’équité, il faut mobiliser plusieurs types de canaux : radios communautaires renforcées (techniquement et humainement), réseaux de relais humains (enseignants, leaders religieux, jeunes volontaires), outils simples (SMS, haut-parleurs, affiches locales). La stratégie multicanale permet de pallier les fractures technologiques et éducatives tout en adaptant le message à la culture de réception

.3. Communication participative

Impliquer les communautés dans la conception des messages : groupes de discussion, tests de compréhension, co-création de contenus. Cela garantit une meilleure réceptivité et réduit les tensions culturelles. Cette démarche permet de répondre au « clivage dialogique » dénoncé par Saint-Fleur (2022), en construisant une communication plus horizontale.

4. Intégration institutionnelle

Une communication efficace doit être soutenue par une politique publique cohérente : encadrement légal des médias multilingues, financement durable des radios de proximité, formation des communicateurs à l’interculturalité. Elle devient alors un outil stratégique de gouvernance et d’inclusion.Communiquer efficacement en Haïti, c’est naviguer entre langues, traditions et contraintes structurelles. La diglossie français-créole, les fractures numériques et les divergences symboliques exigent une communication multiforme, inclusive et résiliente. Pour transformer ces défis en leviers, il faut ancrer la communication dans les réalités locales, privilégier des canaux accessibles, et instaurer un dialogue respectueux avec les publics. C’est à ce prix que le message pourra devenir moteur de changement et d’inclusion sociale.


Références

  • Deshommes, P. (2019). Communication populaire et médiation culturelle en Haïti. Port-au-Prince : Éditions C3.
  • Étienne, L. (2021). Crises, croyances et communication publiqueRevue Haïtienne des Sciences Sociales, 12(1), pp. 45-62.
  • Habermas, J. (1984). Théorie de l’agir communicationnel. Paris : Fayard.
  • PNUD (2023). Le numérique : outil de gouvernance inclusive en Haïti. Port-au-Prince.
  • Saint-Fleur, G. (2022). Émettre pour qui ? Le malentendu culturel dans les campagnes de communication sociale en HaïtiRevue Caribéenne de Communication, n°7, pp. 33-49.
  • UNESCO (2022). Indicateurs d'alphabétisme fonctionnel en Haïti. Port-au-Prince : Bureau régional de l'UNESCO.
  • UIT (2023). Rapport sur la connectivité numérique en Haïti. Genève : Union Internationale des Télécommunications.
  • Vincent, M. D. (2024). Diglossie en Haïti, un état des lieux du Français et du Créole haïtien dans le monde. Revue Haïtienne des Sciences Sociales et Humaines, p.121-126. ffhal-04861634
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