Le multilinguisme dans la communication est un phénomène complexe, particulièrement pertinent dans des sociétés comme Haïti, où la diversité linguistique est une caractéristique essentielle de la vie quotidienne. Une hiérarchisation implicite entre le français et le créole résultant d’une diglossie perpétue des inégalités sociales et soulève des tensions identitaires. L’emploi de ces langues, en contraste à ses avantages d’inclusivité et de portée, entraîne souvent des malentendus, allant jusqu’à compromettre l’efficacité de la communication institutionnelle (Nazon, 2010). Cet article explore les avantages et les défis de l’utilisation de plusieurs langues dans une campagne, notamment pour des annonceurs s’adressant à plusieurs communautés linguistiques. L’analyse s’appuiera sur des exemples concrets pour comprendre l’impact du multilinguisme sur les stratégies de communication locales.
Le multilinguisme dans la communication permet de toucher un public diversifié et d'augmenter la portée des messages. En Haïti, où le créole et le français coexistent dans la vie quotidienne, les entreprises, le gouvernement et les communicants peuvent bénéficier d'une communication bilingue pour atteindre différents segments de marché. Le créole, langue majoritaire, « vecteur d’oralité et d’identité culturelle » (Leger, 2017), permet de s’adresser directement à la population locale, souvent dans des contextes informels, tandis que le français, langue officielle et académique, est utilisé dans les sphères administratives et professionnelles.Le multilinguisme peut servir de levier stratégique pour renforcer l’ancrage local tout en permettant une projection sur des marchés internationaux. Ainsi, Délimart, une entreprise de distribution alimentaire en Haïti, utilise le bilinguisme pour adapter ses messages en fonction des différents publics. En utilisant le créole dans ses campagnes publicitaires locales, elle renforce son lien avec la communauté, tout en recourant au français pour ses communications formelles et ses partenariats institutionnels. Cette double approche permet non seulement d’élargir sa base de clients, mais aussi de renforcer l'inclusivité, en veillant à ce que tous les segments de la population se sentent compris et représentés.
Bien que le multilinguisme offre des avantages considérables, il comporte également des défis qui nécessitent une gestion minutieuse. Le premier défi majeur concerne les coûts de production. Gérer une communication multilingue implique des ressources humaines et matérielles substantielles. Le processus de traduction, d’adaptation et de production de contenu dans plusieurs langues demande un investissement financier significatif. En Haïti, la production de contenus en créole nécessite souvent des investissements supplémentaires en ressources humaines qualifiées. Le créole n’est pas toujours perçu comme une langue "normée" pour des documents officiels ou professionnels, ce qui complique sa gestion (Berrouet-Oriol, 2021). En outre, la cohérence des messages constitue un autre défi majeur. La traduction entre le créole et le français ne garantit pas toujours une fidélité parfaite des messages. Les différences culturelles et les variations linguistiques peuvent entraîner des incohérences ou des malentendus qui risquent de nuire à l’image du communicant. Par exemple, un message traduit du français vers le créole peut perdre de son impact si les nuances culturelles ne sont pas correctement intégrées. La gestion des différences sociolinguistiques en Haïti, où le créole et le français ont des statuts distincts, exige une expertise particulière pour assurer une communication fluide et cohérente (Berrouet-Oriol, 2021). Selon Mailhac (2000), L’erreur fréquente serait de penser que le sens reste stable d’une langue à l’autre sans ajustement stratégique. Or, la réussite d’un message dépend non seulement de sa fidélité lexicale mais aussi de sa réceptivité dans les milieux de discussion. Un autre défi lié au multilinguisme est la gestion de la marque. La cohérence de l’identité de la marque doit être préservée à travers toutes les langues et toutes les formes de communication. Dans un environnement multilingue, les annonceurs doivent veiller à ne pas créer de confusion sur les valeurs de la marque en raison de divergences dans les messages (Georges et al., 2013). La gestion d’une identité multilingue devient une tâche stratégique complexe qui nécessite des compétences avancées en communication interculturelle.
Pour surmonter ces défis, il est nécessaire que les communicants adoptent une stratégie de communication multilingue bien structurée. Hall (1976) préconise une approche interculturelle, où la compréhension des contextes sociaux et linguistiques joue un rôle clé dans la transmission efficace des messages. En Haïti, cela signifie comprendre non seulement la différence entre le créole et le français, mais aussi la dynamique entre les communautés qui utilisent ces langues. Une approche efficace consiste à segmenter le public en fonction de ses préférences linguistiques. Le créole étant plus largement utilisé dans la vie quotidienne en raison de son pouvoir de proximité, il serait pertinent de l’utiliser dans les campagnes qui visent à toucher la majorité de la population, en particulier dans les campagnes populaires ou locales. En revanche, le français, qui reste la langue des institutions et des élites, peut être utilisé dans des contextes plus formels ou dans des communications officielles. Cette segmentation permet de maximiser l'impact de chaque message en fonction de son audience cible. Mailhac (2000) affirme que l’adaptation des messages à des segments linguistiques spécifiques peut améliorer la réceptivité des publics, tout en garantissant l'unité du message.Une autre solution consiste à former les équipes aux enjeux du multilinguisme et à la gestion interculturelle. Selon Bourdieu (1991), les codes culturels et linguistiques doivent être maîtrisés par ceux qui produisent les messages afin de garantir une communication authentique et pertinente. En Haïti, cela implique non seulement une formation sur les aspects linguistiques, mais aussi une sensibilisation aux enjeux socioculturels liés à l’utilisation du créole et du français dans différents contextes. Enfin, il est essentiel d’impliquer les acteurs locaux dans la création des contenus. Fritz Deshormes (2014) rappelle que la participation active des communautés dans la production de contenu linguistique garantit une meilleure appropriation des messages et une plus grande authenticité. En Haïti, où les différences régionales et culturelles sont marquées, les messages doivent être adaptés pour répondre aux réalités locales. L’implication des leaders communautaires – bòkò, pasteurs, influenceurs, leaders – et des experts linguistiques locaux peut ainsi éviter les erreurs d’interprétation et renforcer la pertinence des messages.
Le multilinguisme en communication, bien qu’offrant des avantages indéniables en termes de portée et d'inclusivité, représente un casse-tête chinois pour les communicants. Les coûts de production, la cohérence des messages et la gestion de l’identité de la marque sont des éléments clés à prendre en compte. Toutefois, si ces défis sont bien gérés, le multilinguisme peut devenir un levier stratégique efficace pour renforcer la communication et permettre de mieux toucher une population diverse. Les stratégies de communication linguistique doivent prendre en compte les réalités sociolinguistiques du pays. La segmentation de l’audience, la formation des équipes, et « l’intermédiation culturelle » (Deshommes, 2019) par l’implication des acteurs locaux dans la création des contenus sont des pistes importantes pour garantir une communication efficace et cohérente. En définitive, le multilinguisme, bien que complexe, peut devenir un outil incontournable pour renforcer la communication en Haïti, à condition de le gérer avec rigueur et sensibilité.
Bourdieu, P. (1991). Language and Symbolic Power. Harvard University Press.
Deshommes, P. (2019). Communication populaire et médiation culturelle en Haïti. Port-au-Prince : Éditions C3.
Fritz, M. (2014). Pratiques linguistiques dans la communication haitienne. Port-au-Prince: Presses Universitaires d'Haïti.
Hall, E. T. (1976). Beyond Culture. Anchor Books.
Jean-Pierre, S. (2018). Communication et Multilinguisme en Haïti : Stratégies et Pratiques. Editions GEPH.
Léon, G. (2012). Linguistique et traduction en Haïti : Une approche critique. Presses d'Haïti.
Michel, L. (2015). Langue et société en Haïti : Une analyse sociolinguistique du créole et du français. Éditions des Antilles.
Nazon, F. (2010). Communication multilingue en Haïti : enjeux et perspectives. Éditions L'Harmattan.